Essai: Crash 2006
J’ai dû penser à une douzaine de billets au sujet de l’ouragan Katrina et de l’engloutissement de la Nouvelle Orléans. Un billet sur l’attrait de la catastrophe. Un autre sur la terreur de comprendre que certains corps ne seront jamais retrouvés, entraînés au fond du Golfe du Mexique. Un autre sur les conséquences inévitables d’un gouvernement népotique et conservateur. (“My goal is to cut government… to get it down to the size where we can drown it in the bathtub.”) Encore un autre sur ce qui devrait être fait (et ce qui arrivera sans doute) à la Nouvelle-Orléans, la première grande ville victime du vingt-et-unième siècle.
Mais à une époque où chaque événement est inévitablement accompagné de “conséquences économiques”, l’impact de l’ouragan Katrina a surtout réussi à me faire avancer la date du krash américain de 2007 à 2006.
Il faut savoir qu’en tant qu’amateur de SF classique, je souffre d’une condition qui me rend incapable de résister à l’idée d’une catastrophe. Quand on s’entraîne à penser à “et si…?”, il est difficile de ne pas penser aux calamités possibles. C’est donc pourquoi, depuis 2002, je m’intéresse sérieusement à l’éventualité d’une crise économique majeure aux États-Unis. Imaginez ma stupeur à voir, ces jours-ci, que le thème du crash économique imminent semble être devenu la coqueluche des médias plus ou moins mainstream.
N’ayant aucune formation en économie, je ne suis pas très bien équipé pour suivre ces choses. Mais même les ignares de mon espèce peuvent y comprendre quelque chose quand l’Actualité y consacre un article de première page, quand l’économiste en chef de Morgan Stanley évalue les chances d’éviter un “armagédon économique” à 10% ou bien quand des économistes s’entendent pour discuter sérieusement de la possibilité d’une récession.
Clairement il y a quelque chose dans l’air. Feu de paille ou détonateur de thermite? Je m’intéresse habituellement à une brochette de cinq facteurs économiques particulièrement inquiétants, et les cinq sont déjà affectés par la dévastation laissée par Katrina.
J’attire plus particulièrement votre attention sur …
…le déficit commercial américain: Comme la plupart des nations du premier monde, les États-Unis consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent. Mais la magnitude du déficit import/export est ahurissante: Près de deux milliards de dollars par jour! En février 2005 seulement, les États-Unis ont dépensé plus de 61 milliards de dollars de plus qu’ils en ont reçu pour leurs produits, envoyant ainsi sous contrôle extérieur plus de 700 milliards de dollars par année. Résultat: fuite des capitaux vers l’étranger et dettes de plus en plus écrasantes envers des investisseurs tout aussi étrangers. L’offshoring (délocalisation), cette habitude de fermer des centres de production en territoire américain pour faire affaire dans des pays pauvres, contribue directement à cette tendance. De façon assez évidente, les États-Unis ne sont plus en contrôle de leur propre consommation ni de la provenance de celle-ci. (En matière de pétrole seulement, le Canada -plus particulièrement l’Alberta- fait des affaires d’or à vendre son pétrole au sud de la frontière. Surtout quand le Golfe du Mexique ne produit plus.) Ceci est empiré par…
…le déficit budgétaire fédéral: D’un surplus budgétaire de plus d’une centaine de milliards de dollars à la fin de l’administration Clinton, le gouvernement fédéral américain dépense présentement 400 milliards de dollars de plus qu’il n’en reçoit en taxes et autres revenus. Même en termes relatifs, l’administration Bush dépense sans compter. La guerre en Irak, à elle seule a déjà coûté près de 200 milliards de dollars. (Pour vous donner une idée de la magnitude de ce montant, considérez que le gouvernement canadien travaille avec un budget annuel de 186 milliards de dollars canadiens). Contrairement au Canada, qui a considérablement assaini ses finances publiques durant les années 1990s, le gouvernement américain vit bien au-dessus de ses moyens. Pire encore: En plein milieu d’une guerre au terrorisme, l’administration Bush a trouvé le moyen d’effectuer des coupures de taxes de plus de 100 milliards de dollars. Difficile de trouver quelques douzaines de milliards de dollars de plus pour payer pour, tiens, la reconstruction d’une ville. Le gouvernement américain n’a essentiellement aucune marge de manoeuvre à moins de monter les taxes ou sabrer dans les dépenses militaires. Pour une idée de l’accroissement quotidien de la dette américaine au rythme effarant de deux milliards de dollars par jour, allez jeter un coup d’oeil sur le site du Bureau of Public Debt. Avez-vous déjà vu des totaux en trillions de dollars? Ceci, bien sur, n’est pas sans affecter…
…le phénomène connu sous le terme “bulle du dollar”: Vous avez déjà entendu l’expression “the almighty greenback?” Pendant très longtemps, le dollar américain est demeuré la devise d’échange internationale. Peu importe la force des devises étrangères, la plupart des échanges commerciaux sont effectués en dollars américains. Certains pays ont tout simplement adoptés le dollar américain comme devise nationale. Mieux encore: la plupart des dettes gouvernementales sont chiffrées… en dollars américains. (Ce qui aide énormément les États-Unis quand vient le moment de refinancer!) L’attitude américaine devant le reste du monde, étant donné la dominance du dollar américain, a longtemps été une d’arrogance: Qu’est-ce que les autres pays peuvent bien faire quand ils utilisent les billets verts? Évidemment, tout n’est qu’une question de confiance: Le dollar américain a longtemps été le symbole d’un gouvernement fort et stable. Du moment où ceci n’est plus vrai, l’argent bouge! Malgré des gains récents, le dollar américain a perdu des plumes contre la plupart des devises depuis l’an 2001, et le dollar canadien frise maintenant les 86 cents, avec droit de regard sur 90 cents d’ici la fin de l’année. (Le pétrole albertain a quelque chose à voir là-dedans!)
…la fin de l’ère du pétrole: Si vous ne voulez pas très bien dormir ce soir, allez lire l’article “The Long Emergency”, qui décrit en quelque paragraphes cliniques et déprimants comment et pourquoi nous sommes présentement en train de vivre au sommet de l’ère du pétrole et que, une fois la moitié des réserves épuisées, ça n’ira qu’en s’assombrissant. Une fois mis à part le parti pris évident des auteurs, un fait reste évident: Le pétrole est une ressource non renouvelable, et nous sommes en train de le brûler (littéralement) à plein barils. Depuis Katrina, on assiste à une conscientisation sans précédent de la dépendance de l’économie nord-américaine sur le pétrole. Une fois l’essence à 5$ le litre, que faire? Le Canada est autosuffisant en la matière, mais pas les États-Unis. (Non pas que cela fait une différence sur un marché global, mais en cas de disruptions catastrophiques, je ne serai pas le seul à mieux dormir en sachant que notre pétrole ne vient pas d’intérêts étrangers.) Qui plus est, les coûts inflationnistes reliés à une montée permanente des coûts du pétrole viennent s’ajouter à une série de facteurs déjà assez toxiques. Le citoyen moyen ne perdra sa chemise à payer deux ou trois plus cher son carburant, mais quand cette pression économique-là vient s’ajouter à d’autres facteurs, tels…
…l’endettement massif du consommateur américain, associé à ce qu’on pourrait appeler “la bulle de l’immobilier”. L’immobilier, d’abord: Les taux d’intérêts très bas des quelques dernières années ont poussé plusieurs personnes à s’acheter une maison plutôt que de louer. Le même phénomène a également amené une bonne fraction des propriétaires à prendre l’habitude de voir leur hypothèque comme une source de fonds à re-paiements lointains. Pire: ils financent habituellement leurs emprunts avec des taux variables, puisqu’ils sont encore plus bas que la moyenne. Résultat: des centaines de milliers de foyers extrêmement vulnérables à toute baisse des prix de leurs demeures, une baisse fort possible étant donné la hausse démesurée des prix des maisons depuis quelques années. (40% en cinq ans! Mais attention: Il s’agit d’un phénomène global.) Étant donné que près de 60% des hypothèques émises à la fin de 2004 étaient à taux variable ou, pire encore, “interest-only“, le propriétaire américain moyen (pour ne rien dire du pauvre rentier) commence à être sur la corde raide: Au moindre tressaillement des taux d’intérêt, à la moindre baisse du prix de sa propriété… Oh well. (Est-ce un accident si les politiciens américains ont récemment resserré les conditions nécessaires pour pouvoir déclarer faillite?) Cette tension n’est sans doute pas étrangère à la chute spectaculaire de la confiance des consommateurs américains en leur économie le mois dernier. Ni à la chute récente des nouvelles mises en chantier.
Il y a krash et krash, bien sur. Pas de panique! Il y a amplement de raisons de croire que nous allons éviter le pire, et que les États-Unis sont “simplement” dus pour une longue récession. L’économie est un domaine où de multiples intervenants tentent constamment de prendre avantage l’un de l’autre, et une des conséquences d’une telle compétition est d’équilibrer tout avantage compétitif perçu. L’économie mondiale est conçue de telle façon à éviter les changements dramatiques. Après la montée sans précédent de l’Euro vis-à-vis le dollars américains en 2003-2004, il est devenu évident à tous que même l’Europe ne voulait rien savoir d’une appréciation trop rapide de sa monnaie, afin de préserver l’avantage de taux de changes raisonnables. La montée de l’Euro s’est stabilisée et le transfert massif de fonds du dollar américain à l’Euro n’a pas eu lieu (Bien qu’il y a depuis longtemps des rumeurs… assez intéressantes). Il y a lieu de croire que le gouvernement américain, les investisseurs américains, les pays étrangers ont amplement de raisons de coopérer pour soutenir l’économie américaine. Jusqu’à ce que ça ne fasse plus l’affaire d’un d’entre eux!
Mais rien n’est impossible non plus. Une série de chocs systémiques (prenez un ouragan, multipliez par une pandémie, ajoutez une attaque terroriste au coeur d’une métropole…) pourrait avoir des effets multiplicateurs. Imaginez si le pétrole manque, les prix triplent, les taux d’intérêt montent, les gens sont incapable de faire les paiements minimums requis sur leur hypothèques… Une des nombreuses leçons de Katrina a été de nous montrer le manque de redondance d’un système civil/économique “efficace.” (Ce même si les rapports de troubles civils à la Nouvelle Orléans ont été exagérés.) Maintenant, imaginez une telle confusion à l’échelle d’un pays bien équipé en armes et en injustices…
Une des questions les plus immédiates que nous pouvons nous poser, une fois passée l’inévitable schadenfreude à considérer les malheurs imminents de nos voisins du sud, est l’étendue de l’impact d’une telle crise sur le Canada. Tel que suggéré plus haut, les finances canadiennes sont beaucoup plus solides que celles des américains. La montée vertigineuse de notre dollar depuis cinq ans a de quoi démontrer les mérites de notre politique économique. Jusqu’à un certain point, certains facteurs (la montée des prix du pétrole, la chute du dollar américain) peuvent s’avérer bénéfiques au Canada. Mais qui achète l’essentiel des produits canadiens? Exact. Près de 80% de nos exportation se font aux États-Unis. S’ils ne peuvent plus se permettre nos produits… le krash peut être contagieux. Pire encore: si l’on spécule sur la possibilité d’un véritable krash (avec troubles civils attenants), les questions de realpolitik deviennent beaucoup plus troublantes: Trente millions de Canadiens peuvent-ils raisonnablement espérer que trois cent millions d’Américains vont tranquillement se chamailler et souffrir sans que quelqu’un, quelque part, décide de porter un oeil envieux vers le nord du continent? Avons-nous vraiment les moyens de dire “non” si ils avouent ne plus avoir les moyens de payer pour notre pétrole? Hé, si quelqu’un cherche une idée de roman…
Sur ce, bonne nuit et bons rêves. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée d’aller vous inscrire à des cours en métiers manuels, au cas où vous devriez adopter une nouvelle carrière durant les prochaines années… et n’oubliez pas de vous acheter une bicyclette dès que possible!