Lectures 2007
Peu d’auteurs connaissent des renaissances de mi-carrière telles celle qu’apprécie présentement Ian McDonald dans la foulée de l’exceptionnel roman River of Gods. McDonald, un écrivain oeuvrant en science-fiction depuis les années 1980, est soudainement (re)devenu un auteur à surveiller. River of Gods a été adulé par les critiques, s’est bien vendu des deux côtés de l’Atlantique et a fini bon deuxième aux Hugos 2005. Tout le monde attendait la sortie de Brasyl, si seulement pour voir si McDonald allait pouvoir répondre aux attentes. Et devinez quoi? En 2008, attendez-vous à voir Brasyl en nomination pour une tonne de prix.
Le génie de River of Gods était, en partie, de réinventer une SF aux éléments familiers dans un « nouvel » environnement loin des pays occidentaux. C’est également ce que tente Brasyl, mais tout comme l’Inde n’est pas le même pays que le Brésil, le plus récent roman de McDonald est assez différent de son prédécesseur. Plus coloré, plus chaotique, plus intense, certainement, mais aussi plus superficiel et plus inégal.
Cette inégalité d’intérêt est construite à même la structure du roman. Tentant d’englober toute l’essence d’un pays en à peine plus de trois cent pages, McDonald choisit d’enchevêtrer trois histoires, trois protagonistes et trois périodes temporelle. En 2006, une productrice de téléréalité réalise peu à peu qu’un doppelgänger s’acharne à ruiner sa vie. En 2032, un entrepreneur aux airs de petit truand tombe en amour avec une scientifique qui est assassinée… avant de réapparaître peu après. Finalement, en 1732, un Jésuite remonte l’Amazone pour régler le cas d’un prêtre renégat. Ces trois histoires, bien sûr, ont quelque chose à voir avec les autres.
L’avantage d’un « nouvel auteur » avec autant de métier, c’est que l’on sait dès les première pages que l’on est entre les mains d’un professionnel. L’écriture de Brasyl reflète l’atmosphère que veux nous communiquer McDonald et en vient même à décrire la période abordée. Si les passages de l’intrigue historique se lisent effectivement comme un roman d’aventure, les passages présents et futurs sont denses, colorées, chaotiques et pas exactement conforme aux règles grammaticales communément acceptées. Ce n’est pas un livre simple à lire, et c’est sans compter l’emploi généreux de vocabulaire portugais. Je sympathise déjà avec la pauvre traductrice qui devra composer avec des passages furieux où même les virgules semblent manquer. Considérez le paragraphe suivant:
A shower of cards coins keys tampons lippy makeup compact mag from an upturned handbag. Coins and keys bounce on the pavement, tampons roll and blow on the hot wind. The gossip mag – handbag-sized edition – falls like a broken-backed bird. The compact hits the concrete edge-on and explodes into clamshells, pressed powder, pad, mirror. The mirror wheels a little way. [P.26-27]
McDonald termine son livre en citant Charles de Gaulle (« Le Brésil, ce n’est pas un pays sérieux ») et semble déterminé à sympathiser avec le général. Brasyl est mû de passion pour le football, pour la mécanique quantique et pour le fétichisme sexuel superhéroïque. L’accumulation d’étrangetés inclut des cathédrales flottantes, des lames qui peuvent descendre jusqu’au centre de la Terre et des concepts de téléréalité qui encouragent le crime. Même São Paulo 2006, entre les mains de McDonald, s’avère aussi étrange que le Brésil passé ou futur tant les personnages semblent y vivre dans une réalité décalée de la notre.
Triomphe d’atmosphère, de construction de monde et d’effets spéciaux, Brasyl a, hélas, certains des défauts de ses qualités. Quand s’éclaircit la fumée pour révéler les rouages de l’intrigue, on se surprend à rester sur sa faim devant une résolution d’allure pulp, avec des éléments gras qui ne serait pas déplacés dans un film Hollywoodien. Puis McDonald ferme la lumière sur ses personnages, donnant l’impression d’interrompre l’histoire au moment où elle devenait intéressante. En y repensant après avoir repris son souffle, le livre semble comporter un peu trop de passages creux qui ne semblent servir qu’à ralentir les choses pour ne pas trop révéler d’une mince intrigue. Peu remarquable au niveau de la profondeur narrative, Brasyl garde l’allure d’un tour guidé, alors qu’on aurait voulu suivre les personnages au-delà des découvertes qui marquent les derniers chapitres.
Mais ce genre de critique laisse insatisfait, car il y a un peu plus à un roman qu’une histoire qui mène les lecteurs du début à la fin. Les éléments convenus du livre ne sont pas aussi décevants lorsque présentés à la lumière spectaculaire d’une culture fort différente. Au niveau de la prose, des images évoqués et de la présentation d’un environnements étranger, Brasyl demeure une réussit indéniable. Il n’appartient pas à un Canadien comme moi de juger si le portrait que McDonald dresse du Brésil est exact, mais je peux certainement affirmer qu’il est crédible.
Du même trait, Brasyl trouve sa place dans le grand réalignement de la science-fiction contemporaine hors des horizons familiers des pays occidentaux. Après River of Gods, Brasyl se veut le deuxième d’une série portant sur le futur des puissances émergentes: MacDonald a déjà annoncé que son prochain livre portera sur la Turquie.
Mais en attendant, qu’il fasse un peu de place sur ses étagères, car les nominations aux diverses récompenses vont commencer à pleuvoir. À sa place, je commencerais à vérifier les prix de billets d’avion pour se rendre à la prochaine Worldcon…
Cela fait des mois que je me casse la tête à vouloir vous parler de Spook Country de William Gibson, mais après avoir lu Halting State de Charles Stross, je sais maintenant comment aborder le sujet. Il y a des liens fascinants entre les deux œuvres, et ils ne sont pas aussi simples que de dire que l’élève en connait maintenant plus que le maitre.
Les deux livres partagent des obsessions communes. Dans les deux cas, on a dépassé la simple fascination avec un cyberespace en pleine colonisation pour réfléchir à la façon dont le virtuel comment à influer sur le réel. Durant sa dernière série d’entrevues, Gibson a répété que «Cyberspace used to be ‘there,’ and we were ‘here’. Now cyberspace is ‘here’.» et tous comprennent cette affirmation sans peine: On ne peut être qu’à un endroit physique à la fois (le reste du monde physique étant «ailleurs»), alors qu’avec une connexion Internet, on peut être sur Fractale Framboise, IMDB, Facebook ou Gmail partout dans le monde, et souvent en même temps grâce aux onglets de son fureteur. Ceux qui dépendent sur leur téléphone cellulaire se promènent avec leur parcelle «d’ici» en permanence.
Étant donné où se dirigent les choses, parions que c’est une tendance lourde. Les amorces des deux romans donnent le ton: Alors que Gibson demande à sa protagoniste journaliste de s’intéresser sur l’art locatif circa 2006 dans Spook Country, Stross se situe une douzaine d’année dans le futur, dans une Écosse indépendante où une policière est accidentellement appelée à résoudre un crime inhabituel: le vol d’une banque virtuelle, dans un MMORPG à «World of Warcraft»++.
C’est déjà passablement intéressant. Le fait que Gibson écrit maintenant au présent n’est plus nouveau, mais il y a dans Spook Country une charge supplémentaire que son précédent Pattern Recognition n’avait pas: une reconnaissance que le virtuel n’est justement pas un monde inventé qui se déroule «ailleurs», mais une façon d’organiser l’information qui trouve de plus en plus de points communs avec l’espace physique. Pour le «pape du cyberespace», c’est une mise à jour qui revisite certains aspects de Neuromancer. Dans le cas de Stross, il y a un premier choc conceptuel vertigineux une cinquantaine de pages dans Halting State, un moment où l’on réalise la complexité supplémentaire qu’une patine virtuelle d’information vient ajouter à la vie de ceux qui l’utilisent. Un crime est un crime même si les enjeux se déroulent dans un espace d’information sans réalité tangible. Il y a déjà tellement de façon de filouter quelqu’un d’autre aujourd’hui, alors imaginez demain… et la grande réussite de Stross à ce moment-ci est de faire réaliser cette constatation non pas comme une idée SF, mais comme un train qui fonce sur nous à toute allure : Comprenez ceci dès maintenant, parce que vous n’aurez bientôt plus le choix. Lisez ce livre aujourd’hui, parce que demain il sera trop tard.
Mais tout cela n’est qu’un leurre: Dans les deux livres, ces idées ne sont que des prétextes à un autre niveau de réalité progressivement réalisé.
Dans Spook Country, la journaliste suivant le fil de «l’art locatif» découvre éventuellement une sous-culture où les espions de la guerre froide sont devenus des entrepreneurs, et où leurs magouilles se déroulent toujours sous la table. Mais où s’arrêtent les intérêts des gouvernements, ceux des groupes criminels, ceux des experts et leurs petites vengeances personnelles quand tout est souvent couvert d’une épaisse couche de classification «Top Secret»?
Dans Halting State, le jeu cède progressivement place au Grand Jeu quand le vol s’avère être une conséquence d’une toute autre activité. Le titre du livre mérite finalement sa double signification, et c’est au lecteur de s’y retrouver au milieu d’une intrigue qui dépasse finalement la simple enquête criminelle ludique. Ceux qui s’endeuillaient devant la perspective d’un «simple techno-thriller» à la Mundane SF de Stross seront soudainement pleinement satisfaits par une œuvre à la sauce-thriller favorite de l’auteur qui finit par avoir des liens de parenté évidents avec sa série «Laundry». Il y a des idées vertigineuses dans la deuxième moitié du livre, des idées qui démarrent où Gibson s’arrête. Même en demeurant dans un mode résolument réaliste, Stross se paie quelques séquences à la Cronenberg (pensez «Existenz», mais en plus pernicieux) et finit par jongler tout un enchevêtrement de loyautés tordues.
Chemin faisant, les deux auteurs s’intéressent à nouveau au réel et ses antonymes parfois orthogonaux. Une des révélations que l’on dérive de Halting State, c’est que les «réalités virtuelles» existent depuis longtemps et qu’elles s’apprennent dès l’enfance: le jeu est une façon d’imposer une maquette intangible sur un quotidien réel. Il fallait bien laisser à Stross de soin de suggérer que les amateurs de jeux de rôles vivent depuis longtemps en réalité virtuelle, et que le reste d’entre nous suivront bientôt. Les sales coups que se livrent les nations à travers agents et agences top-secret ne seraient qu’un aboutissement particulier de cette logique, et c’est là que les deux romans semblent parler d’une même voix. (C’est un accident, mais ne pensez pas qu’ils ne sont pas déjà au courant: Une citation élogieuse de Gibson figure sur la couverture de Halting State.)
Mais de là à recommander un roman plutôt qu’un autre… il va sans dire que les deux auteurs écrivent pour des audiences différentes.
Gibson n’écrit plus de la SF depuis un moment, mais il avoue ne pas écrire de thrillers non plus: le résultat est (comme le disait John Clute) une comédie, un shaggy spy story méticuleusement bien décrit avec une prose impeccable, mais les lecteurs de genre chercheront en vain un aboutissement à tout cela. Il est temps de reconnaitre que Gibson s’apparente plus à Douglas Coupland qu’à quelconque écrivain de SF: il écrit pour une audience branchée en littérature, mais pas nécessairement branchée tout court.
Stross, en revanche, écrit pour la génération Slashdot, et ce jusqu’à la structure même du livre: rédigé comme un manuel d’instruction à la deuxième personne au temps présent («You open the door and enter the room…»), Halting State possède également la haute densité d’information, le ton sarcastique et l’aisance numérique qui ont fait la renommée de Stross. La narration à la deuxième personne accroche un peu en début de lecture (surtout si vous revenez au livre après une longue pause), mais finit par ne pas être aussi déconcertante que l’on peux l’imaginer. Ça ne plaira pas à tous… mais si vous cherchez où est la fine pointe de la SF d’aujourd’hui, c’est toujours chez Stross qu’il faut regarder.
Gibson raconte extrêmement bien une histoire vide, mais Stross fait crépiter mes neurones avec des branchements inusités et une façon inusitée de présenter les choses. Devinez qui finira sur mon bulletin de nomination aux Hugos l’an prochain?
Il peut sembler étrange de commencer une critique en recommandant un autre ouvrage, mais la nature même du travail de Scott McCloud l’impose : Si vous n’avez pas encore lu son magistral Understanding Comics, ne lisez par plus loin : Allez vous procurer ce livre, qui explique la bande dessinée avec un humour et une astuce exemplaire qui saura plaire à bien plus que les férus de BD. (Au fait, est-ce que quelqu’un a des commentaires sur la qualité de la traduction française «L’art invisible»?)
Making Comics est la deuxième «suite» à Understanding Comics, après Reinventing Comics, un tome tentant de décrire l’industrie américaine de la BD et comment la renouveler. Malgré un accueil critique sympathique, Reinventing Comics commence déjà à souffrir de quelque prévisions hâtives au sujet de la BD sur Internet: ça reste un ouvrage fascinant, mais pas transcendant comme l’était le premier volume.
Avec Making Comics, McCloud revient un peu aux sources et aborde son sujet sous une optique de créateur, sans abandonner sa mission pédagogique. Difficile d’enseigner comment faire des bandes dessinées sans auparavant en comprendre les rudiments, n’est-ce pas? Le résultat est un hybride curieux, en apparence destiné aux créateurs de BD, mais d’un vif intérêt à tous ceux qui veulent apprendre comment raconter des histoires.
La première section s’intéresse à la façon sont on peut représenter une idée (une histoire, une émotion, une sensation) sous forme de BD: Comment choisir ses moments capturés par l’image, comment et pourquoi passer d’un moment à l’autre, comment cadrer sa caméra, comment définir ses personnages, comment images et mots peuvent interagir et pourquoi doser l’intensité de ses effets dramatiques. Et il ne s’agit là que du premier chapitre.
Ceux qui doutent encore du génie de McCloud n’ont qu’à bien attendre le deuxième chapitre, qui commence avec du matériel bien intéressant au sujet de la personnification, mais qui débouche éventuellement en une taxonomie des expressions du visage humain. McCloud, s’inspirant des travaux de Paul Ekman, finit par définir une «palette» d’émotions basées sur six expressions fondamentales (colère, dégoût, peur, joie, tristesse et surprise.) (Voir l’article fascinant de Malcolm Gladwell à ce sujet.) Les quelques pages suivantes (qui débouchent éventuellement en un survol de la signification émotive de nos gestes) nous laissent avec la révélation qu’un bon artiste de BD se doit d’en savoir autant qu’un acteur sur la façon dont les humains communiquent leurs émotions.
Si réalisateurs et acteurs en herbes apprécieront ce deuxième chapitre, les deux prochains (sur les mots et la construction de monde) auront un intérêt particulier pour les écrivains de SF&F. Un cinquième chapitre beaucoup plus technique sur les outils essentiels au dessinateur donnera un aperçu sur la vie d’un créateur de BD. Des exemples aussi sagaces qu’amusants («Ha! I jab my finger at you!») illustrent constamment ce dont discute McCloud: Making Comics n’est définitivement pas un manuel de théorie aride.
Le sixième chapitre sur «votre place au sein du monde de la BD» aura également un intérêt pour bien plus que des créateurs de BD: en plus d’un essai historique assez intéressant sur l’impact du manga en terre américaine, McCloud s’intéresse à la question de ce qui définit un genre, puis propose une façon de classer les approches artistiques en quatre catégorie distinctes : Les classicistes (beauté, travail et maîtrise de l’art) , animistes (l’art au service de la communication humaine), formalistes (compréhension et expérimentation avec l’art) et iconoclastes (franchise et authenticité). Plus ou moins similaire aux fonctions de Carl Jung (Sensation, intuition, raisonnement et émotion), c’est une théorie qui intrigue et mérite d’être appliquée à d’autres types de création.
Bref, Making Comics nous laisse à nouveau avec l’impression que McCloud est un génie, peu importe notre attachement au monde de la BD. Bien que le livre sera d’un intérêt particulier aux bédéistes, il va plus loin que le simple domaine de la BD et discute d’enjeux intéressants à tous les lecteurs et tous les créateurs. Vivement recommandé. Mais si vous avez déjà lu Understanding Comics, vous vous en doutez déjà, n’est-ce pas?
(Le livre n’est pas encore disponible en français, mais puisque les deux précédents ont été traduits, on peut présumer que le troisième suivra d’ici peu.)
Ailleurs sur le web:
- Le site officiel du livre
- Blogobulles discute du livre en avant-première (avec des extraits)
- D’autres extraits du livre, y compris «la palette des émotions.»
- Une bien meilleure critique du livre par salon.com
A première vue, John Scalzi et Jasper Fforde ne sont pas des écrivains tellement similaires: L’un est américain et l’autre britannique. L’un écrit de la SF alors que l’autre œuvre dans un amalgame de genres sui generis. L’un en est à son «troisième» livre alors que l’autre en est à son sixième. L’un est solidement établi dans le fandom américain alors que l’autre est un fandom à lui seul, avec au moins une convention dédiée à son œuvre.
Mais je ne m’appête pas à discuter de The Android’s Dream et The Fourth Bear en tandem sans de bonnes raisons. Ces deux auteurs ont plus en commun qu’on pourrait le penser: Tous deux offrent une expérience de lecture accessible et hilarante… ce qui n’est pas rien.
J’ai déjà parlé de ces deux auteurs, qu’il s’agisse de commentaires positifs sur Old Man’s War ou The Ghost Brigades (Scalzi) ou bien d’un mot charmé au sujet de The Big Over Easy (Fforde). Il n’est pas difficile d’accrocher à leurs œuvres : Dans les deux cas, ils écrivent avec un style accessible qui maquille souvent des aspects plus substantiels. Scalzi est calé en philosophie et n’hésite pas à en faire usage pour étayer son intrigue, alors que les connaissances de Fforde en littérature sont parfois beaucoup plus profonde qu’on pourrait le présupposer au premier abord. Avec leurs derniers-nés, Scalzi et Fforde cimentent leur réputation d’écrivains fiables: on peut maintenant compter sur eux pour livrer la marchandise à chaque livre.
Pour Fforde, The Fourth Bear est avant tout un sixième roman en six ans, et le deuxième dans le cycle «Nursery Rhymes». Cette fois-ci, l’inspecteur Jack Spratt doit enquêter sur la disparition d’une journaliste aux boucles d’or, une enquête qui débouchera évidemment en une affaire beaucoup plus complexe. Une des forces des la fiction de Fforde est qu’elle est avant tout de la comédie, mais qu’elle repose sur une construction d’intrigue méticuleuse. Il est parfaitement légitime de lire The Fourth Bear autant pour savoir qui a fait le coup que pour saisir les blagues lancées à toute vitesse. (On accordera des points à Fforde pour l’utilisation du mot «thermocucléaire» et une sous-intrigue qui ne mène à rien de plus qu’une allitération.) Les personnages sont bien (re)développés, et il n’y a rien à redire sur le rythme de l’intrigue: Un autre tome essentiel pour les amateurs de l’auteur.
Pour Scalzi, The Android’s Dream est à la fois nouveau et réconfortant. Ce qu’il y a de neuf, c’est qu’il s’agit d’un volume sans liens à ses romans précédents : Ceux qui voulaient voir de quoi Scalzi était capable loin de l’univers des Forces Coloniales inauguré par Old Man’s War seront ici choyés. Mais la continuité se trouve au niveau de l’écriture, toujours aussi limpide et maintes fois plus amusantes que dans ses romans précédents. Les amateurs convaincus de Scalzi auront déjà lu Agent to the Stars (publié sur son site web), et c’est d’un style similaire qu’est composé The Android’s Dream: Absorbant et comique sans être nécessairement inconséquent. Scalzi a avoué avoir calqué ce livre sur l’œuvre de Carl Hiaasen and Elmore Leonard, ce à quoi on ajoutera des relents de Keith Laumer («Retief») étant donné les tractations diplomatiques qui dominent parfois le livre. L’intrigue en est une de thriller-poursuite avec détails science-fictionnesques, mais la véritable valeur de ce livre est dans les détails, les dialogues et la poussée narrative. Là aussi, personne ne sera déçu. C’est un excellent livre pour vos connaissances qui ne lisent pas beaucoup de SF.
Donc, diantre, voici deux auteurs en plein vol de croisière. Pour ceux qui ne sont pas familier avec Scalzi, The Android’s Dream s’avère un autre bon point d’entré pour un auteur qui ne semble pas commettre de faux-pas jusqu’ici. The Fourth Bear n’est pas aussi accessible à froid (commencez donc avec The Big Over Easy, ou bien mieux encore avec The Eyre Affair), mais cela ne diminue en rien le mérite de six romans également réussis publiés année après année.
On conclura avec un dernier heureux point commun : Scalzi et Fforde ont présentement à leurs horaire au moins deux nouveaux livres chacun en 2007. Que de bonnes nouvelles pour les amateurs de l’un comme de l’autre.
La première difficulté lorsqu’on veut partager son enthousiasme au sujet du roman The Jennifer Morgue de Charles Stross, c’est de donner une idée juste de l’hybride avec lequel on a à composer. Suffit-il de dire qu’il s’agit d’un mélange de thriller lovecraftien, de comédie geek et de parodie James Bond? Est-il nécessaire de faire valoir qu’on y trouve un meurtre par PowerPoint? Est-ce superflu de mentionner Ian Fleming, Scott Adams et H.P. Lovecraft comme influences dominantes sur ce livre?
Peut-être est-il plus simple de dire qu’il s’agit ici du deuxième volume dans la série inaugurée par The Atrocity Archives, traduit en français sous le titre Le Bureau des atrocités. Mélange d’humour ultra-technique, de thriller parodique et d’horreur au-delà notre imagination, l’univers de la Blanchisserie de Charles Stross («Laundry» en version originale) cible carrément la titillation neuronale complète d’un lectorat précis. Mais quel résultat!
Car la deuxième difficulté à discuter de The Jennifer Morgue si jamais on parvient à décrire proprement de quoi il s’agit, c’est de trouver autre chose à dire que «C’est très bien: Allez le lire». Ceux qui répondent bien au mélange horreur/humour/thriller sont déjà vendus: les autres ne verront jamais l’attrait de la série.
Il va de soi que je fais partie des Grands Convaincus quand vient le moment de discuter de Charles Stross: Non seulement ais-je déjà exprimé mon admiration pour des œuvres telles Iron Sunrise, Glasshouse et (surtout) Accelerando, je ne me suis pas gêné pour le proclamer vainqueur d’un affrontement tout à fait fictif entre les nominés aux Prix Hugos l’an dernier. Stross fait partie de la même sous-culture geek que moi et parle le dialecte particulier aux techno-nerds de mon espèce: Personne ne sera surpris de m’entendre avouer que je n’ai manqué aucun de ses livres jusqu’ici.
Mais cet enthousiasme est-il transférable à d’autres? Peut-être. Chose certain, Stross écrit avec une véritable verve, et on n’a pas à faire d’excuses quand vient le moment de profiter de son écriture. Mieux encore: Stross s’améliore à chaque livre: The Jennifer Morgue un roman émotionnellement plus ambitieux que son prédécesseur, qui n’hésite pas à aborder des sujets qui ne cadrent pas toujours avec la description facile de «Lovecraft pour Dilbert» qu’on a tendance à coller à la série. Ce qui aurait pu être une pure fantaisie amusante débouche parfois en des imbroglios sentimentaux d’une intensité surprenante.
L’emphase sur la parodie Bondesque aurait pu être facile et sans profondeur, mais c’est mal connaître l’astuce de Stross: Il trouve non seulement une raison organique à l’intrigue pour enfermer son personnage dans une parodie de James Bond, il ne manque pas une occasion de commenter et pervertir l’archétype. «Bob Howard», aussi sympathique soit-il, est bien plus à l’aise dans une salle de serveurs que dans un casino antillais. (L’inévitable scène de jeu se termine de façon… réaliste quand on considère le salaire habituel d’un fonctionnaire comme Bob.) De lui demander de traquer un archi-criminel aux côtés d’une femme superbe est un ennui dangereux plus qu’une occasion de laisser libre cours à ses fantasmes. (Surtout qu’on lui confie comme automobile… une SmartCar.) Bien sûr, ses supérieurs ont une excellente raison pour l’envoyer sur une telle mission…
Il est inévitable que The Jennifer Morgue n’aie pas le kick mémétique du premier volet dans la série: On commence à avoir une bonne idée de l’univers dans lequel la Blanchisserie existe et s’il y a une bonne dose de surprises aquatiques dans la première moitié du livre, le reste du roman sert plutôt à montrer comment Stross sait mener une bonne histoire. Non seulement écrit-il mieux, mais il livre la marchandise sans nécessairement s’avilir devant les attentes de son lectorat.
Bref, c’est un autre succès pour Stross. Je ne suis pas convaincu que les lecteurs néophytes devraient commencer ici (précipitez vous plutôt sur The Atrocity Archives pour bien comprendre l’univers de la Blanchisserie), mais il y a rien à redire sur la qualité du livre ou le succès de la mixture que tente ici Stross. Pas de réflexions profondes ou de triomphes lyriques au programme: seulement un bon divertissement, bien mené. Vous savez déjà si vous vous trouvez dans le lectorat-cible, n’est-ce pas?
(Mais ne soyez pas surpris de ne pas être en mesure de voir cette édition sur les tablettes de votre libraire favori. Publié par la maison spécialisée Golden Gryphon, The Jennifer Morgue doit être spécifiquement commandé et, dit-on, s’écoule rapidement. À se fier à l’exemple de The Atrocity Archives, une édition Ace diffusée à plus grande échelle suivra d’ici un an ou deux. Si vous avez la patience d’attendre.)
Cela fait déjà quelques lunes que je veux parler de la vénérable New York Review of Science-Fiction (NYRSF), sans doute la meilleure revue critique de SF au monde. Ne la cherchez pas longtemps sur Internet : Mis à part un site web bien maigre, la revue bourlingue depuis près de vingt ans en bon vieux format papier. La présentation est sans prétention : 24 pages 11×17 brochées, avec un minimum de graphisme en noir et blanc. Clairement, c’est le contenu qui compte. (D’où les nominations annuelle de la revue aux Prix Hugo!) Et l’édition de Mai 2007 a beaucoup de bon matériel à offrir aux lecteurs canadien-français.
Ce n’est pas pour rien si ce 225ieme numéro de la revue a été désigné «Special Boreal Issue». Oui, comme «Congrès Boréal» : Mené par David Hartwell, Kathryn Cramer et compagnie, NYRSF a longtemps été sympathique au milieu de la SFQ. Fouillez dans leur index, et vous verrez des noms tels Yves Meynard, Jean-Louis Trudel, Élisabeth Vonarburg et Joël Champetier, comme auteur ou sujet d’étude. (D’affreuses rumeurs chuchotent que ma photo est accidentellement parue dans leurs pages en août 2005, mais il ne s’agit là que d’histoires à vous faire peur.) Dans ce numéro en particulier, un long essai sur «Horror in Quebec», écrit par Amy Ransom, partage la vedette avec le texte-introduction du SFWA European Hall of Fame par James Morrow.
Je laisserai de côté le texte de Morrow (Une table ronde à ce sujet a eu lieu à Boréal) pour discuter un peu plus longuement du texte d’Amy Ransom, qui explore «l’horreur au Québec» par un examen détaillé de la production fantastique de Joël Champetier et Patrick Senécal. (Hugues Morin, Claude Bolduc et Jonathan Reynolds –malheureusement mésidentifié une fois comme «Joshua Reynolds»– sont mentionné en passant, tout comme Daniel Sernine, Elisabeth Vonarburg et Esther Rochon.)
Si le texte a une faiblesse, c’est cette manie bien académique de trébucher sur le tapis des définitions: Des huit colonnes de l’article, au moins une (si pas deux) est consacrée à une dissection des termes fantastique/épouvante/horreur, d’une analyse méticuleuse des catégories qu’Alire a choisi de donner aux romans et une plainte nourrie que puisque personne n’emploie la même étiquette, c’est le fouillis complet. Les non-académiciens se permettront un roulement d’yeux non-étiquetable.
Mais là n’est pas la valeur du texte, qui accomplit un travail assez louable pour expliquer l’œuvre «horreur» de Senécal et Champetier à des lecteurs anglo-saxons. Les films Sur le seuil et La Peau blanche, bien sûr, servent de tremplin: On se plaindra des titres, mais Evil Words et Cannibal représentent sans doute la façon la plus accessible pour un américain d’entrer en contact avec l’horreur québécoise. Ransom décrit bien ces titres, ainsi que le reste de l’œuvre fantastique des deux auteurs. Quelques jugements critiques polis sont inclus (y compris un regard sur le milieu de la SFFQ dans son ensemble), en plus des tergiversations déjà mentionnées sur les étiquettes. Dans ce qui est devenu une mini tradition depuis Tesseracts Q, on dira que le texte le plus complet sur un pan de ls SFFQ existe maintenant… en anglais.
Ailleurs dans le numéro, de longs textes critiques dissectent les romans canadien-anglais Blindsight de Peter Watts et Someone Comes to Town, Someone Leaves Town de Cory Doctorow. Deux courts mots s’intéressent à l’extraordinaire biographie James Tiptree Jr. de Julie Philips. D’autres textes divers (y compris une recommendation de Michael Swanwick pour le film Night Watch) complètent une édition bien nourrie de la revue.
J’ai récemment renouvelé avec enthousiasme mon abonnement à NYRSF pour une troisième année. Chaque numéro n’est pas aussi intéressant que celui-ci, mais si on considère la revue comme une anthologie critique annuelle, l’investissement en vaut la peine. Depuis le début 2006, on remarquera que la revue a offert une longue analyse des nouvelles de Harlan Ellison, une entrevue avec John Clute, plusieurs critiques dudit Clute (dont un texte… surprenant sur Blindsight), un essai de John J. Pierce sur son passage désastreux à Galaxy durant les dernières années de la revue, ainsi qu’un long article de Brian Stableford démolissant l’argument principal de l’anthologie The Space Opera Renaissance de Hartwell et Cramer eux-mêmes. Courageux!
Évidemment, NYRSF n’est pas pour tout le monde: j’avais laissé un premier abonnement expirer en 2000 dû (en partie) à un manque d’intérêt. À l’époque, je ne possédais tout simplement pas le niveau critique nécessaire pour apprécier la revue à son juste titre. C’est différent aujourd’hui, alors que je peux apprécier la qualité des textes offerts. (Mieux encore, je réalise maintenant que c’est une revue qui profite d’être relue à intervalles réguliers.) Quand je serai plus grand, je voudrais être en mesure d’écrire du matériel digne d’être publié dans les pages de la revue.
En attendant, je me contenterai de signaler l’excellence de la revue. C’est simple: Ceux qui sont vivement intéressé par le discours critique concernant la science-fiction et la fantasy se doivent de lire The New York Review of Science Fiction.
Il y a une ironie cruelle au coeur de la définition du zombie post-Romero: Voilà un monstre qui, après tout, est basé sur un vide de personnalité. Le vampire en sait trop sur la vie, le loup-garou se débarrasse temporairement de son intellect pour devenir pur id, mais le pauvre zombie n’est rien d’autre qu’un estomac et des dents. Un zombie seul ne présente pratiquement aucun danger: ça en prends beaucoup pour en révéler toute la menace.
Cela fait du zombie le monstre favori des sociologues. Mais ça implique aussi que son aboutissement est apocalyptique, un mode rarement bien traité par la fiction fantastique. On est réduit à suivre quelques personnages alors qu’ils se débrouillent devant des masses et des masses de morts-vivants —un choix souvent fructueux, mais qui ne permet pas de cerner toute l’ampleur de ce que serait une véritable épidémie de zombies.
Jusqu’à ce que Max Brooks s’intéresse au problème. Nous avons déjà mentionné son nom: Après tout, il est l’auteur du Zombie Survival Guide, un petit bouquin «d’humour» fort inquiétant qui osait confronter la possibilité d’une telle pandémie dans toutes ses ramifications. Avec World War Z: An Oral History of the Zombie War, Brooks va un peu plus loin: Il présente une histoire de la «Zedième Guerre Mondiale» sous formes de vignettes narrés par des douzaines de personnages autour du monde pendant les années que dure la crise.
Que ceux qui n’ont pas lu The Zombie Survival Guide se rassurent : les deux livres sont indépendants et se contredisent même un peu. Mais ce qui demeure constant, c’est le talent de Brooks à mener l’extrapolation du mythe des zombies jusqu’à ses conclusions logique. Armes et tactiques spécifiquement conçues pour combattre des hordes de zombies, zombies (dé)gelés, zombies sous-marins: Brooks a passé beaucoup de temps à réfléchir sur le sujet, et le résultat a une profondeur, une atmosphère qui en vient à ressembler à de la science-fiction.
Alors que World War Z avance, les récits passent de l’incrédulité au désespoir, puis à une sombre détermination. Les solutions les plus radicales sont les plus efficaces, mais elles ne sont pas acceptées avant quelques faillites spectaculaires. Cupidité, cruauté ou lâcheté humaine ne sont jamais trop éloignées, ajoutant une dimension supplémentaire de péril au déroulement de la guerre. Le format choisi par Brooks lui donne toute la liberté nécessaire pour maximiser l’impact de ses vignettes sans nécessairement s’embarrasser du tissu narratif nécessaire pour traîner ses personnages d’un moment spectaculaire à un autre. Comme choix narratif, Brooks n’aurait pas pu trouver mieux: le résultat est un livre qui se dévore comme du bonbon. J’en ai complété la lecture en moins de 24 heures.
N’étant pas particulièrement bien branché sur l’état du fantastique contemporain, j’ignore si le livre est particulièrement rien réussi pour les habitués en littérature fantastique. En ce qui me concerne, le livre a trouvé un filon assez riche entre les thèmes du fantastique et les méthodes de la science-fiction: la construction du monde, la narration holographique qui présente un tout sous forme de fragments… Bref, une lecture fort plaisante et un digne successeur à The Zombie Survival Guide.
Déjà, les fans écrivent leur propre fan-fiction. Amazon.fr ne liste pas de traduction française, mais on raconte qu’un film (écrit par J. Michael «Babylon 5» Straczynski) est prévu pour 2008. J’entrevois déjà la bande annonce…
Conscient qu’une bonne partie des lecteurs de Fractale Framboise risquent de ne pas savoir qui était James Tiptree Jr., je ne sais pas trop par où commencer pour décrire l’extraordinaire biographie littéraire de Julie Phillips. Tenons-nous en donc aux faits, tels que perçus par les amateurs de SF au cours des années.
À la fin des années 1960, un nouvel écrivain explose sur la scène SF américaine: James Tiptree Jr. Cet écrivain, discret, semble faire partie de la nouvelle vague d’auteurs qui bouscule les conventions du genre à l’époque: sa fiction est pessimiste, bien écrite et percutante. Mais contrairement à plusieurs des contemporains, Tiptree semble avoir de l’expérience et une maturité peu commune aux nouveaux écrivains. Les prix s’accumulent, mais personne –y compris ses éditeurs- ne réussit à rencontrer Tiptree. L’écrivain refuse tout contact, laissant de vagues indications au sujet de son service militaire, de son temps à la CIA, de ses nombreux voyages en pleine nature. L’écrivain David Gerrold, alors fan, fait enquête et profite même d’un voyage pour cogner à une adresse prometteuse, mais il se rend compte qu’il s’est trompé d’endroit quand une femme d’âge mûr répond à la porte. Pourtant, Tiptree n’est pas aussi discret par courrier: Il entretient de longues correspondances avec plusieurs fans et écrivains de l’époque.
Entretenu par les éléments incongrus de la biographie de Tiptree, le mystère grandit. Tel Paul «Cordwainer Smith» Linebarger, on jure qu’il s’agit d’un haut-placé dans le gouvernement américain qui perdrait son emploi sans son pseudonyme. On accuse Harlan Ellison d’être Tiptree. On est convaincu que Tiptree rôde aux congrès de SF, ricanant dans sa barbe alors que le mystère s’épaissit. On trouve dans sa sensibilité macho des indices contradictoires. Puis, en 1976, Tiptree laisse filer un indice crucial en correspondance, mentionnant des bouleversements liés à la mort de sa mère, une écrivaine relativement célébrissime.
Quelques fans font deux plus deux et obtiennent quatre. La notice nécrologique de la mère est identifiée, puis son enfant unique: Une certaine Alice B. Sheldon. À cette ère pré-Internet, la nouvelle fait le tour de la communauté SF en quelques semaines: James Tiptree est Sheldon. La femme d’âge mur rencontré par Gerrold était bel et bien Tiptree. Et la communauté SF doit se rendre compte qu’elle a été bernée. En privé, plusieurs correspondant(e)s sont contraint de réévaluer des années d’échanges avec Tiptree. Certain(e)s trouvent ça plus difficile que d’autres. Encore aujourd’hui, Robert Silverberg doit subir les conséquences d’un texte dans lequel il rejetait les suppositions selon lesquelles Tiptree était une femme, prétextant que son écriture avait quelque chose «d’inéluctablement masculin».
Peu après la divulgation de son identité, Tiptree se tait. Ses textes se font de plus en plus rare, jusqu’à ce qu’arrive l’épilogue violent qui marque la fin de sa vie: En 1987, elle tue son mari ensommeillé à coup de carabine, puis retourne l’arme contre elle. Les problèmes de santé du couple étant connus, on en vient rapidement à la conclusion d’un pacte de suicide. De la perspective du monde de la SF, Sheldon/Tiptree quittera aussi spectaculairement qu’à son arrivée.
Ceci, en bref, est ce que tous savent sur «l’affaire Tiptree». Pour les lecteurs de ma génération, l’identité de l’auteur(e) n’a jamais été un mystère, chaque anthologie post-1977 mentionnant l’un et l’autre nom. Tiptree était devenu une des nombreuses «minutes du patrimoine» de l’univers chaotique de la SF libérée du carcan Gernsback/Campbell. Une anecdote, bonne à répéter aux nouveaux fans.
Mais les lecteurs de ma génération n’ont jamais eu à se questionner sur les raisons menant Sheldon à devenir Tiptree et entretenir le subterfuge pendant dix ans. Le résumé de la carrière de Tiptree ne permet pas de sonder plus profondément sous la surface de l’anecdote et n’informe pas au sujet de la femme derrière Tiptree.
Pour cela, il a fallu attendre la parution de James Tiptree Jr.: The Double Life of Alice B. Sheldon de Julie Philips, une extraordinaire biographie littéraire qui est aussi fascinante que provocatrice. On y apprend tout sur Sheldon, sa vie mouvementée et les facteurs complexes qui ont façonné sa personnalité. Peu importe la nature incroyable du récit ci-dessus, la véritable vie de Sheldon est encore plus ahurissante: Qu’il s’agisse de son premier mariage (consommé quelques jours après avoir rencontré l’homme en question), de sa carrière dans l’armée à la fin de la deuxième guerre mondiale, de ses années à la CIA où elle est pionnière en analyse de photos aériennes, de son doctorat en psychologie, de ses voyages de jeunesse en Afrique (pour lesquels elle est devenue une célébrité mondaine du Chicago du début du vingtième siècle) ou de sa courte carrière d’éleveuse de poussins, Sheldon aurait été fascinante peu importe sa carrière SF. Mais pour cette éternelle insatisfaite, c’est justement sa décennie comme écrivaine de SF qui finit par devenir le sommet d’une vie mouvementée.
La biographie de Phillips est un ouvrage remarquable à plusieurs égards. Il s’agit d’un ouvrage inhabituellement absorbant qui parvient non seulement à cerner une vie, mais à la mettre en contexte, et ce sans un excès d’analyse explicite. Mieux encore, les références au monde de la science-fiction américaine sont rigoureuses, ce qui est d’autant plus surprenant que Philips n’était pas, au départ, une fan: elle a dû tout apprendre sur cet univers durant l’écriture du livre. Le résultat n’est pas seulement exceptionnel par les standards des livres documentaires au sujet de la SF: c’est une bibliographie littéraire exemplaire tous genres confondus. Aucune surprise, alors, si le livre est le favori pour remporter le prix Hugo du meilleur livre documentaire cette année, après avoir remporté un prix du National Book Critics Circle pour la meilleure biographie de 2006.
Une femme remarquable; une vie remarquable; une biographie remarquable.
Certains disent que sept est un chiffre chanceux, et ce n’est pas le succès monstre du roman Le Vide, de Patrick Senécal, qui les rendra plus sceptique. Grâce à son septième bouquin, Senécal est passé aux émissions télévisées les plus populaires de l’heure, a gravi les listes de best-sellers à un rythme épeurant et a envahi l’îlot-centre des librairies du Canada Français. Pour l’éditeur Alire, Le Vide est aussi un événement sans précédent. Première publication de roman original en grand format (après les rééditions cinématographique de La Peau Blanche et Sur le Seuil), Le Vide a également été imprimé à un tirage d’une magnitude supérieure à plusieurs oeuvres de la maison.
Mais Le Vide représente également un des romans les plus réussis de Senécal, et ça, ça n’a rien à voir avec la chance. Plus ambitieux que ses romans précédents, Le Vide traite de télé-réalité, d’ennui et de sensations fortes vides de sens. Se déroulant dans un Québec contemporain où les côtes d’écoute sont dominées par une émission où les concurrents peuvent se livrer aux excès les plus fous, Le Vide s’amorce pourtant par une sombre tuerie. L’inspecteur Pierre Sauvé enquête, mais il a plus à se soucier que simplement résoudre l’énigme, surtout que la coupable a déjà tout avoué. Des retournements encore plus violents l’amènent à soupçonner un complot inimaginable où la télé-réalité dépasse la fiction…
Dire que l’histoire commence à une tuerie s’avère pourtant trompeur, car une des astuces les plus divertissantes du roman est une structure qui commence au “Chapitre 20”, puis intercale le déroulement subséquent de l’histoire avec des passages antérieurs qui révèlent progressivement la véritable teneur de l’intrigue. La numérotation des chapitres est une gimmick, bien sûr: Seuls les lecteurs avec un sens dramatique déficient tenteront de commencer leur lecture au “Chapitre 1”. Ne craignez rien: Le déroulement de l’histoire est parfaitement clair peu importe la chronologie de la trame, à un point tel que la numérotation insolite des chapitres n’est pas strictement nécessaire.
Mais il n’y a pas que la structure qui impressionne: Senécal est un des auteurs les plus accessibles de l’écurie Alire, et Le Vide ne fera rien pour déplaire à ceux qui sont tombés sous l’emprise de son style clair et direct. Les péripéties s’enchaînent, les révélations tombent, l’intrigue accélère: Ne soyez pas surpris de ne pas pouvoir lâcher le livre, même trop tard un jour de semaine. C’est typiquement bavard, bien sûr, et peut-être un peu trop long (vous avez mesuré l’épaisseur du livre, tout de même?), mais personne ne s’en plaindra longtemps. Question rythme, Le Vide s’apparente drôlement à Sur le Seuil: Une longue mise en scène crinque progressivement la tension, puis cède la place à une descente endiablée aux enfers, surtout pour ceux qui savent anticiper ce qui s’en vient.
Si Le Vide plaît par l’écriture, il impressionne encore plus par sa richesse thématique, creusant un filon moral annoncé par Les Sept Jours du Talion. Comme c’était le cas en 2002, Senécal ne se contente pas simplement de raconter une histoire et faire frémir ses lecteurs. Il met en scène des personnages qui cherchent une raison de vivre, en suggérant que c’est loin d’être une situation rare. Les exemples qu’il donne nous invitent à nous comparer à eux, à trouver la raison pourquoi on ne verse pas dans l’hédonisme vide ou le nihilisme destructif. En entrevues pour ce livre, Senécal a souvent dit que ce n’est pas un roman qu’il aurait pu écrire il y a dix ans, et la maturité de l’ouvrage lui donne raison: Le Vide utilise la maquette du roman à suspense pour explorer des enjeux universels. Rares sont les thrillers qui réussissent à nous faire contempler le sens de la vie, comme c’est le cas ici.
Alors, un sans faute? Pas tout à fait. Autant Senécal fait preuve de retenue en restant dans un cadre résolument réaliste pour aborder son sujet (les lecteurs plus aguerris verront deux jonctions où le roman aurait pu sauter les rails et s’engager dans une voie fantastico-sciencefictionelle), autant sa maturité thématique commence à contredire ses instincts les plus grandguignolesques. La scène-clé de ce qui deviendra l’infâme “Chapitre 7” du roman pousse la grotesquerie tellement fort et tellement loin qu’elle provoque l’éclat de rire plutôt que le dégoût recherché. Ce qui est d’autant plus dommage, c’est que la scène s’avère également l’aboutissement du personnage le moins convaincant de tout le livre. Mais que les amateurs du côté plus viscéral de la fiction de Senécal se rassurent: Leur maître aura servi à nouveau une bonne dose de sang, de sexe et de scatologie.
À contempler Le Vide, il est difficile de ne pas penser que la carrière de Senécal amorce une étape significativement différente. Son profil commercial n’a jamais été aussi fort, mais ses intentions thématiques n’ont jamais été aussi mieux servies non plus. Une seule question plein de promesses: Comment réussira-t-il à faire mieux la prochaine fois?