Boréal: Les secrets du programmateur
Directement des fichiers de
Vous avez été mis en garde…
Note: Pour en savoir plus sur le congrès Boréal, visitez le site officiel au www.congresboreal.ca
[Note, Octobre 2005: Suite à Boréal 2004, Mathieu Fortin m’a demandé d’écrire un aperçu "derrière les scènes" de l’organisation du congrès pour son fanzine Brins d’éternité. Malgré plusieurs autres projets d’écriture, j’ai eu un certain plaisir à écrire ce qui suit, qui est paru au début 2005 dans Brins d’éternité #4. Avec l’aimable permission de Mathieu Fortin, voici une version légèrement mise à jour de l’article.]
Les incroyables secrets du Grand Programmateur!
2004, Christian Sauvé
Ainsi vous voulez tout savoir sur la programmation du congrès Boréal. À bas les secrets! Faisons tout la lumière sur ce processus obscur!
Vous l’aurez demandé. On vous aura averti. Il y a des raisons pourquoi on ne discute jamais de ce sujet en présence des enfants.
Qualifier l’improbable
Avant de débuter, un avertissement obligatoire: Ébaucher la programmation est une activité complètement différente du reste de l’organisation d’un congrès. Pour les secrets des négociations avec l’hôtel (un art martial obscur mais non moins sanguinaire), des demandes de subvention, de la gestion des inscriptions, des finances, des opérations, etc., il faudra demander à d’autres. Suffit seulement de préciser que la programmation n’est pas l’élément le plus important de ce que fait TeamBoréal.
Ceci étant dit, mettons carrément l’emphase de cet article sur ce que je fais. Ma première décennie d’association à Boréal en a été une de participation croissante. Boréal 2004 était mon dixième congrès Boréal en tant que participant, et mon deuxième en tant que responsable de la programmation.
Tout a commencé par la suggestion d’une idée de panel vers 1997, puis cinq en 1999, puis vingt en 2000 … Vers 2003, j’envoyais tellement de suggestions à l’équipe du congrès que Jean-Louis Trudel a tout simplement décidé d’éliminer l’intermédiaire et de me charger de la programmation. Me basant sur ses travaux précédents, j’ai depuis perfectionné la procédure dont je m’apprête à vous livrer les détails poisseux.
Être Grand Programmateur demande des connaissances et des habiletés que l’on ne retrouve que chez des milliers de Terriens. Parmi les plus importantes, on notera une amnésie sélective des souffrances qu’impliquent l’exercice et une capacité prodigieuse à accumuler la frustration sans recourir à des échappatoires violents. Mais plus particulièrement, être Grand Programmateur demande une bonne connaissance générale des thèmes d’intérêt à Boréal, une archive des sujets discutés lors des congrès précédents et l’amoralité nécessaire pour voler des sujets de tables rondes d’autres conventions. (Bref: Si c’est bon, c’est parce qu’on l’a volé des Américains.)
La première étape du processus de programmation est l’accumulation des idées de panels. Pour Boréal 2004, j’ai pu profiter d’une liste d’une centaine de sujets accumulés durant l’année: des idées neuves, des pistes de discussion suggérées lors de Boréal 2003, des adaptations de table rondes d’autres congrès, des sujets laissés inexplorés à Boréal depuis quelque temps et des thèmes suggérés par l’œuvre des invités du congrès. Le travail a été facilité (si tel est le bon mot) par l’aspect anniversaire de Boréal 2004: Il était impératif d’avoir une série de table rondes discutant des institutions de la SFQ, ainsi que du progrès accompli depuis Boréal 1979.
Cette liste de 100 sujets offrant tout simplement trop de choix (il y a une limite au temps requis pour remplir un formulaire, et de nombreuses personnes m’ont suggéré que c’est trois heures), la liste a été soumise à l’examen de la sinistre cabale organisationnelle TeamBoréal pour élagage préliminaire. Bien que certaines idées géniales aient été écarté à ce moment (n’auriez-vous pas souhaité une table ronde sur les pirates? Sérieusement?), la liste des 70 tables rondes restantes semblait nettement plus appropriée.
Mais c’était sous-estimer l’impitoyable nature des participants au congrès.
Sonder les profondeurs
Il est possible de construire la programmation d’un congrès sans consulter personne, tout comme il est possible d’assister à une table ronde et découvrir que le sujet a été modifié sans préavis par les participants à "lynchons le Grand Programmateur".
Bref, il faut consulter les Boréaliens, aussi pénible cela puisse être. De quoi voulaient-ils discuter en 2004? Quels sujets seraient les plus intéressants? Il n’est pas particulièrement difficile de générer des idées de table rondes. Encore faut-il s’assurer que ma soif insatiable de discussions sur Buffy soit partagée par le reste du congrès.
Dans la sombre préhistoire arthritique des Congrès Boréal (avant 2002), la consultation de l’audience s’effectuait à l’aide d’un formulaire papier physiquement posté aux inscrits au congrès. Pratique barbare, je le sais, et maintenant heureusement révolue grâce à la magie du web. Suffit maintenant d’un URL expédié aux participants et à la liste d’annonce sf-boréal pour que s’active la magie. Disponible partout dans le monde: un formulaire permettant d’évaluer les suggestions de table ronde! Une occasion unique de se proposer comme participant! Une façon de nous envoyer vos suggestions!
Après tant d’enthousiasme à façonner toute la bonté de ce formulaire, c’est un brutal retour à la réalité que de constater que la plupart des inscrits à Boréal ont d’autres choses à faire et que des semaines vont s’écouler avant que l’essentiel des réponses soit dans le sac. À cet égard, clairement, il n’y a pas d’amélioration nette sur la poste papier.
Mais grâce à ces réseaux de communication électroniques conçus pour résister aux attaques nucléaires, il est au moins plus facile d’envoyer des rappels sans cesse plus menaçants aux infortunés susceptibles de se présenter au congrès. Un Grand Programmateur plus senti
mental aurait eu honte de menacer un récalcitrant de le placer sur dix neuf tables rondes à moins d’indications contraires, mais pas celui-ci, ça non!
Hélas, les rappels et supplications abjectes viennent inévitablement à bout des retardataires les plus endurcis. Vient alors le temps de…
Brasser la cage horaire
Organiser un petit congrès de SF n’est pas particulièrement difficile, surtout si l’on peut compter sur des invités aussi charmants et volubiles que ceux de Boréal. Il ne s’agit que de les mettre dans une salle et laisser aller la discussion.
Mais grâce à l’ambition démesurée des organisateurs, ce n’était pas le cas pour Boréal 2004. Voyez vous, Boréal a depuis 2002 deux courants de programmation simultanée. C’est une approche qui a pour mérite de causer des dilemmes déchirants pour ceux qui veulent tout voir et confondre les participants qui ne sont jamais trop certain dans quelle salle ils doivent se diriger. Mais il devient alors possible d’avoir une table ronde sur, disons, la SF papouanaise du 17e siècle sans nécessairement perdre la moitié de l’audience au bar de l’hôtel. En revanche, ça demande un peu plus de planification pour prévenir ces "conflits d’horaire" bientôt désuets où la technologie inférieure en ce début du 21e siècle ne permet pas encore à une personne d’être à deux endroits à la fois.
Ayant maîtrisé les subtilités de la programmation à deux courants continus avec Boréal 2003, le degré de difficulté de Boréal 2004 fut monté d’un cran avec un troisième courant anglophone de programmation. Car TeamBoréal s’était dit, dans un moment particulièrement imbibé, qu’il serait sympa d’accueillir la remise des Prix Aurora Awards. Ceci mena à l’élaboration d’une petite programmation dans le but exprès de profiter des auteurs anglophones qui seraient sur place.
Donc: Trois courants simultanés, en plus d’une salle de vente où se dérouleraient les séances de signatures. Après l’ingestion rapide d’une quantité impressionnante de caféine et de sucre (ainsi que d’une relecture d’un livre sur les défis logistique de la première Guerre du Golfe), l’objectif semblait presque trop simple.
Première étape, l’analyse des résultats du sondage web. Voici maintenant le moment de révéler un des secrets les mieux gardés des Grands Programmateurs: Ce ne sont pas nécessairement les tables rondes les plus populaires qui sont choisies pour figurer à l’horaire. Car, vous l’aurez compris, ça prend des participants avant tout.
La sélection finale des table rondes est donc basée sur une analyse de la popularité des table rondes, du nombre de participants "volontaires", d’un souci d’équilibre entre les différentes facettes du congrès et d’un facteur "tilt" propre au Grand Programmateur. Ce à quoi s’ajoutent les événements imposés (cérémonies d’usage, réunion SFSF Boréal, etc.) et les activités préchauffées telles les conférences, le maltraitement de texte, les panels avec des invités spéciaux, et ainsi de suite.
Une fois tout ceci lancé aléatoirement dans une case horaire idéale (elle-même influencée par la disponibilité des salles de l’hôtel et des impératifs biologiques tels le sommeil et le besoin de nourriture), il est temps de tout brasser très fort. Les panels les plus populaires ont tendance à migrer vers le samedi, puisque beaucoup de participants ne peuvent être là qu’une seule journée et que c’est habituellement la "pleine" journée qu’ils choisissent. L’après-midi est plus populaire que le matin étant donné la forte proportion de club-hoppers parmi les Boréaliens. Et ainsi de suite.
Puis, une fois qu’un véritable joyau de programmation idéale est atteint, il est temps de l’admirer pendant un moment, de contempler sa balance parfaite entre les invités, les sujets et les salles… puis de le détruire grâce au contact avec la réalité. Car maintenant est venu le moment de…
Communiquer l’inévitable
Aussi amusant serait-il de réserver la surprise de l’horaire de chaque participant à la journée même du congrès pour profiter de leur mine ébahie, ce genre de sain divertissement est habituellement qualifié de "peu professionnel". Courbant l’échine devant la machine impérialiste des "bonnes manières", le grand programmateur est ainsi contraint de communiquer à l’avance l’horaire aux participants.
Ce qui entraîne inévitablement sa part de complications. Untel subit une opération à cœur ouvert le vendredi et ne croit pas être en mesure d’assister à Boréal la journée même (mauviette!). Un autre cherche une autre demi-douzaine de panels pour vanter les vertus de sa dernière œuvre. Un troisième confie avoir élaboré des fantasmes meurtriers à propos d’un co-panéliste. Que faire, que faire?
À vrai dire, il me reste très peu de souvenirs précis de cette étape de la programmation, aussi insensible étais-je à contempler les ajustements tout à fait grotesques qu’ils et elles étaient en train d’infliger à mon programme. J’ai dû passer à travers, à moins de ne m’être construit une fantaisie élaborée du congrès subséquent.
De menues tâches restent à accomplir durant cette période: L’impression des plaques d’identification des participants. Les raffinements à l’énoncé des tables rondes à temps pour leur inclusion dans le programme imprimé du congrès. L’ébauche de lignes directrices pour les modérateurs (y compris le passage "si un troupeau d’autruches envahit l’hôtel et retarde le début de votre table ronde de quinze minutes, tant pis; il vous en reste quarante-cinq. Ou plutôt quarante, parce que tous les panels doivent se terminer cinq minutes avant l’heure.")
Devant autant de préparation, c’est une merveille que les organisateurs du congrès Boréal parviennent à être conscients lorsque vient le moment de…
Gérer l’apocalypse.
En théorie, l’élaboration d’un programme se termine bien avant le début d’un congrès. Mais la pratique a ses pratiques que la théorie ignore, et c’est pourquoi le travail n’arrête pas au moment des cérémonies d’ouverture.
Il y a la distribution des plaques d’identification des participants (ce qui représente un défi supplémentaire lorsque le congrès commence avant que l’inscription soit prête.) Il y a la surveillance de l’horaire pour indiquer aux modérateurs quand il est temps de tout remballer. Il y a l’évaluation des participants pour considérations futures (oui, votre performance influera sur la discrétion que se donnera le Grand Programmateur pour vous mettre à l’horaire l’année suivante). Il y a la collecte
des idées de sujets pour l’an prochain… car Boréal continue, année après année, et le meilleur laboratoire d’étude de ses participants reste le congrès lui-même.
Heureusement, l’édition 2004 aura été un succès. Il y eu un volet anglophone satisfaisant. Il y eu une intégration graduelle des diverses facettes de la SFQ. Il n’y eu pas beaucoup de débordements d’horaire. Il y eu des discussions satisfaisantes et des révélations chocs. Bref, la programmation de Boréal 2004 a fini par correspondre aux attentes du Grand Programmateur lui-même.
Frémir devant l’inconnu
Le sourire maléfique de Jean-Louis Trudel lors de la conclusion du congrès était suffisamment éloquent; l’élève a su relever le défi lancé par le maître. Sans doute prépare-t-il d’autres épreuves pour assurer sa relève lors des prochains congrès Boréal.
Mais se doute-t-il que je ménage une porte de sortie? Que j’ai documenté les étapes du processus diabolique de la programmation d’un congrès Boréal? Qu’en écrivant cet article, j’infecterai de mes méthodes la douzaine de lecteurs avec la fortitude de se rendre jusqu’à la fin de cet article?
Car vous êtes maintenant contaminés. Vous savez tout. Dorénavant, à n’importe quel moment, vous êtes susceptibles d’être choisi pour être le prochain… Grand Programmateur!